La Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH), avec d’autres organisations, était impliquée dans l’observation des dernières élections législatives. Dans l’interview qui suit, le président de la CNDH livre son analyse sur les résultats de ces joutes électorales et la configuration politique du Parlement
L’Essor : Les députés ont, au cours de la séance inaugurale de la nouvelle Assemblée nationale, choisi comme président l’honorable Moussa Timbiné comme président de l’institution. Qu’en pensez-vous ?
Aguibou Bouaré : Il faut tout d’abord regretter la fraude massive, l’achat de conscience et les violences qui ont émaillé ces élections, portant atteinte au droit de certains citoyens de participer au vote (non ouverture de certains bureaux de vote, enlèvement d’urnes, enlèvement de certains candidats…). On ne peut passer sous silence l’arrêt de la Cour constitutionnelle ayant constaté de nombreuses irrégularités rédhibitoires, et annulé de nombreuses voix, aboutissant par conséquent à des résultats souvent violemment contestés à travers le pays.
N’étant pas un acteur politique, je me garde de faire une quelconque analyse politique encore moins un jugement de valeur sur le président élu de la nouvelle législature. J’apprécie la symbolique du changement générationnel et formule les vœux pour le nouveau président de l’Assemblée nationale, dans l’intérêt et pour l’image du Mali, qu’il puisse démentir, au prix d’efforts et de sacrifices, toutes les faiblesses et insuffisances qu’une bonne partie de l’opinion nationale lui reproche, notamment en lien avec son parcours. Je lui souhaite bonne chance, dans l’intérêt supérieur du Mali, afin que le pouvoir législatif puisse véritablement jouer son rôle dans le sens de l’ancrage démocratique impliquant singulièrement l’indépendance des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
L’Essor : Le Mali a désormais une nouvelle Assemblée nationale à la lumière des résultats définitifs proclamés par la Cour constitutionnelle. Quelle analyse faites-vous de la configuration de cette 6è législature ?
Aguibou Bouaré : L’analyse que je fais de la configuration politique de la nouvelle Assemblée nationale porte sur deux aspects. Dans un premier temps, en tant que légaliste, je suis obligé de m’incliner devant les résultats définitifs proclamés par la Cour constitutionnelle, malgré tout ce qu’on peut reprocher au déroulement des élections, en termes de fraude massive, d’achats de conscience. Deuxième élément, ce sont des nouveaux députés qui ont été élus. Nous avons constaté qu’il y a eu beaucoup de départs et de nouvelles arrivées. On note une augmentation non négligeable du nombre de femmes députées. Nous estimons que, dans l’ensemble, il y a des personnalités crédibles qui représentent objectivement des valeurs, c’est au crédit de la nouvelle législature.
En revanche, nous estimons qu’il y a d’autres éléments qui vont faire de la figuration. Il faut déplorer également la présence de ceux qui se sont imposés par la force des moyens financiers en abusant de la misère des populations. Or, le souhait, c’est quand même d’avoir au niveau de la deuxième institution de la République des personnes de valeur qui puissent légitimement représenter les intérêts de la société, voter de meilleures lois, contrôler efficacement l’action gouvernementale…
En définitive, je nourris l’espoir que cette législature puisse se distinguer des autres, compte tenu du contexte de crise que le pays connaît. Et que l’Assemblée nationale puisse jouer son rôle de contrepouvoir, de pouvoir législatif, d’impulsion d’une nouvelle politique nationale et de contrôle de l’action gouvernementale pour aider le pays à sortir de l’ornière.
L’Essor : Quelle analyse faites-vous des résultats des deux tours des législatives et des mouvements de protestation des populations qui ont suivi après dans plusieurs localités du pays?
Aguibou Bouaré : Permettez-moi tout d’abord de rappeler que l’État est le principal débiteur, en matière de protection des droits humains. Contrairement à une conception erronée, souvent à des niveaux insoupçonnés, les droits humains ne sont pas une invention d’ONG ou d’organisations occidentales, ils sont universels et inhérents à la nature humaine.
À titre illustratif, la vindicte populaire, la justice expéditive, les exécutions extrajudiciaires, les enlèvements, les interpellations extrajudiciaires sont toutes proscrites par les traités internationaux auxquels notre pays a volontairement adhéré. Or, presque régulièrement, nous assistons à de telles violations dont nous-mêmes ou un de nos parents pourrait être victime. Le respect des droits de l’Homme est le gage d’une sécurité juridique et judiciaire pour tous, transcendant l’alternance des régimes et des gouvernants y compris ceux qui se croiraient à l’abri.
C’est pourquoi, nous ne nous lassons jamais, conformément à notre mandat légal, d’attirer l’attention de l’État sur l’obligation de respecter les droits fondamentaux consacrés pour la plupart dans notre Constitution. Soit dit en passant, sous le magistère de l’actuel ministre de la Justice, l’espoir renaît, toutes choses rassurant d’une part les partenaires sociaux et constituant, d’autre part, un facteur de stabilité sociale en raison de la crédibilité de la justice en passe d’être rétablie.
Cela dit, pour revenir aux violences post-électorales, il convient de relever, pour le déplorer, que certains mouvements et soulèvements populaires sont consécutifs à la qualité des résultats des deux tours des élections législatives. Comme je l’ai dit tantôt, je suis légaliste, donc je ne peux que me conformer à l’Arrêt de la Cour constitutionnelle qui n’est pas susceptible de recours.
Pour autant, il faut reconnaître que dans le processus électoral, il y a eu beaucoup de fraudes, d’achats de conscience planifiées et financées par certains candidats et partis politiques qui ont impacté la qualité du processus électoral. Certains citoyens se sont estimés spoliés de leur vote constituant un droit fondamental.
Maintenant, il faut tirer les enseignements de ce qui s’est passé et aller, au besoin, à la relecture des textes, aux réformes institutionnelles nécessaires afin de corriger les défaillances et insuffisances ayant conduit à ce que l’on peut qualifier de dysfonctionnements au niveau des différentes structures en charge du processus électoral.
En tout état de cause, en légaliste, ces résultats s’imposent, sauf à explorer d’éventuelles voies de recours, en cas de constats de violation des droits humains. Tout cela devrait pouvoir se faire dans la stricte légalité. C’est pourquoi, je ne peux que lancer un appel à l’apaisement par rapport aux mouvements de violence. Il faudrait bien que les populations se ressaisissent, que l’on évite l’escalade de la violence et que l’on revienne au droit.
Que l’on puisse exercer les voies de recours légales, au lieu de faire des manifestations violentes qui peuvent dégénérer et qui peuvent être sources de violations graves des droits de l’Homme. Pour autant, le droit de manifester pacifiquement, sans violence, est un droit fondamental garanti par les instruments juridiques nationaux et internationaux, dans le respect de la loi. Donc, je ne peux que lancer un appel à l’apaisement, à la cohésion sociale et surtout au respect des droits humains.
L’Essor : Le Conseil national de défense s’est réuni récemment pour faire le point sur la pandémie de la Covid-19 dans notre pays. Quelle appréciation faites-vous des décisions annoncées par le Premier ministre à l’issue de la session ?
Aguibou Bouaré : Je pense que ce sont des décisions importantes et salutaires, après une évaluation depuis le premier cas de Covid-19 détecté dans notre pays. Il est important de rappeler aux populations que cette pandémie est une réalité, que la maladie à coronavirus est potentiellement mortelle, qu’à ce jour, il n’existe pas un traitement unanimement validé.
Que le respect des gestes barrières est indispensable pour nous protéger et pour freiner la propagation du virus. Maintenant, il est souhaitable que le gouvernement se donne les moyens d’assurer la mise en œuvre des mesures annoncées (dotation en masques et port du masque obligatoire, mesures d’accompagnement aux entreprises…). À cela, il faut ajouter l’importance du respect des droits humains en période de pandémie à travers les mesures de jouissance effective du droit à la santé, du droit au travail, du respect des libertés individuelles et collectives, du droit à l’alimentation…
Les institutions et organisations de défense des droits humains, à l’instar d’autres composantes sociales, devraient nécessairement être associées à la prise de décision et à la surveillance du respect d’un certain nombre de droits fondamentaux. Des mesures doivent être prises afin de proscrire la stigmatisation et la discrimination des personnes atteintes de Covid-19 et leurs parents; la qualité des services de santé et du plateau technique des établissements hospitaliers doit être améliorée. La situation des personnes privées de liberté ou en lieu d’asile doit être prise en charge.
C’est le lieu de féliciter le gouvernement, à travers le département en charge de la Justice et des Droits de l’Homme, pour les actes déjà posés en lien avec la prévention de la pandémie en milieu carcéral (mesures de grâce, dotation des prisons en kits de lavage des mains, etc.). Ce sont des aspects importants à intégrer dans le plan de riposte contre la Covid-19, comme recommandé du reste par la Haute commissaire des droits de l’Homme dans son aide-mémoire partagé à travers le monde.
L’Essor : Eu égard à la détérioration de la situation sanitaire et sécuritaire, est-il opportun d’enclencher le processus des réformes politiques et institutionnelles, en l’occurrence la révision de la Constitution du 25 février 1992 ?
Aguibou Bouaré : De mon point de vue, cela est possible dans le cadre d’un consensus; étant bien entendu que l’unanimité est presque faite autour de la nécessité de réviser cette Constitution après plus d’un quart de siècle de mise en œuvre. Toutes les voix s’accordent pour dire que cette Constitution a besoin de toilettage; il ne reste que la question du calendrier pour enclencher ce processus. Cependant, une bonne partie de nos concitoyens redoutent que la révision ne se fasse uniquement que pour prendre en compte l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger.
Or, il faut reconnaitre que certaines clauses de cet Accord ne font pas l’unanimité à ce jour. Certains citoyens estiment, à bon droit, que des clauses sont à revoir. Alors, je suis favorable à la révision de la Constitution dans un cadre consensuel des acteurs politiques et ceux de la société civile, en clair, avec toutes les composantes sociales.
Notre pays, il est évident, a besoin de réformes structurelles. Après un quart de siècle d’exercice démocratique, nous constatons des défaillances un peu partout, des dysfonctionnements institutionnels, des insuffisances au niveau des textes. Il faudrait bien que l’on se retrouve pour trouver une solution à toutes ces difficultés.
Propos recueillis par Massa SIDIBÉ
Source: L’Essor
Last Updated on 20/05/2020 by Ousmane BALLO