Lauréat du Prix Yidan 2025 pour le développement de l’éducation, le Sénégalais Mamadou Amadou Ly, directeur exécutif de l’ONG Associates in Research and Education for Development (ARED), est devenu le premier acteur du développement de l’éducation en Afrique de l’Ouest à obtenir cette prestigieuse distinction internationale. Récompensé pour ses modèles éducatifs bilingues et inclusifs, il revient, dans cet entretien accordé à APA, sur la portée de ce prix, l’impact de son travail dans leurs pays d’intervention et sa vision d’une éducation africaine ancrée dans les langues nationales et l’innovation.
Vous êtes le premier lauréat d’Afrique de l’Ouest à remporter le Prix Yidan 2025 pour le développement de l’éducation. Que représente cette distinction pour vous et pour l’ARED ?
Quand on m’a annoncé que j’avais remporté ce prix Yidan, qui est sans doute le plus prestigieux au monde dans le domaine de l’éducation – souvent comparé au prix Nobel -, la première chose à laquelle j’ai pensé, c’est à tout le parcours accompli. Ce prix vient, d’une certaine manière, reconnaître le travail collectif de toute l’équipe d’ARED, mais aussi celui des communautés et des ministères de l’Éducation du Sénégal, de la Gambie, de la Mauritanie et de douze autres pays du Sahel avec lesquels nous collaborons.
Nous avons œuvré, depuis des années, pour une éducation de qualité fondée sur nos langues nationales. Beaucoup doutaient de la pertinence de cette approche, mais nous avons pu démontrer que cela fonctionne. Aujourd’hui, cette reconnaissance internationale nous conforte dans notre conviction que le Sénégal peut être un modèle pour le monde. C’est une victoire personnelle, certes, mais surtout une victoire pour l’Afrique tout entière, car cela prouve que des innovations éducatives africaines peuvent inspirer le monde.
Ce prix mondial montre aussi que dans un pays comme le Sénégal, il se fait un travail qui mérite l’attention internationale. Il nous rappelle que nous pouvons produire des modèles d’éducation exportables, alors qu’il y a encore peu de temps, on allait chercher l’inspiration ailleurs. Désormais, c’est depuis l’Afrique que des solutions éducatives peuvent rayonner.
Votre ONG intervient notamment au Sénégal, en Mauritanie et en Gambie. Quels résultats concrets avez-vous déjà observés dans ces trois pays grâce à vos modèles éducatifs ?
Dans l’éducation non formelle, ARED intervient dans douze pays, mais pour l’éducation formelle, nous nous concentrons sur le Sénégal, la Mauritanie et la Gambie. Au Sénégal, nous sommes fiers d’avoir contribué à la réforme introduisant les langues nationales à l’école à travers le modèle harmonisé d’enseignement bilingue. Cette réforme s’appuie sur les expérimentations menées par ARED, d’abord dans 14 classes pilotes, puis 100, puis 208, avant d’être adoptée à l’échelle nationale. Aujourd’hui, ce modèle est utilisé dans 12 des 14 régions du pays et dans 13 des 16 académies.
Nous avons produit du matériel pédagogique dans toutes les disciplines – langue et communication, mathématiques, éducation à la vie sociale – du cours élémentaire à la sixième année. Tout ce matériel est mis à disposition du ministère de l’Éducation nationale sous licence libre, car pour nous, le savoir est un bien commun.
Parallèlement, nous avons développé le programme « Ndaw Wune », qui signifie « succès pour tous » en langue pulaar, pour aider les élèves en difficulté à rattraper leur retard. Entre 2022 et 2024, ce programme a touché près de 20 000 élèves, avec des taux de progression remarquables : jusqu’à 74 % de réussite en lecture et 100 % pour la reconnaissance des syllabes.
En Mauritanie, ARED travaille depuis six ans avec le ministère de l’Éducation nationale et le partenaire Counterpart International. Nous avons introduit une approche bilingue (arabe-français) fondée sur les sons et la pédagogie structurée. Le ministère a validé nos manuels pour un usage à l’échelle nationale : plus de 127 000 élèves ont déjà été touchés, et des centaines d’enseignants, d’inspecteurs et de cadres ministériels ont été formés.
En Gambie, les autorités éducatives, inspirées par l’expérience du Sénégal, ont sollicité notre appui pour lancer un programme bilingue anglais-wolof dans 55 écoles, touchant 120 classes et environ 4 000 élèves. Nous les accompagnons dans la mise en œuvre progressive de ce modèle, avec un appui technique et pédagogique continu.
Chaque pays présente ses propres réalités éducatives. Comment adaptez-vous vos approches aux besoins spécifiques des communautés locales ?
Lorsqu’on arrive dans un pays, la première étape consiste à instaurer un climat de confiance. Nous ne venons pas imposer un modèle, mais accompagner les acteurs locaux dans ce qu’ils font déjà. La clé réside dans la collaboration étroite avec les ministères de l’Éducation, les inspecteurs et les enseignants.
Dès le départ, nous mettons en place un groupe de travail technique composé de cadres du ministère et d’experts d’ARED. Ensemble, nous analysons les besoins, confrontons les pratiques existantes et co-construisons les solutions. Cette méthode crée une dynamique d’appropriation : les acteurs se sentent partie prenante du changement.
En Mauritanie, par exemple, les cadres du ministère ont progressivement pris le leadership du projet. Certains enseignants se présentent aujourd’hui fièrement comme « experts ARED ». Cela montre que l’intégration locale est réussie et que la transformation vient de l’intérieur du système. Nous appliquons cette approche participative dans tous les pays, du niveau central jusqu’aux écoles, en nous assurant toujours que la réforme soit portée par les acteurs nationaux eux-mêmes.
Le prix Yidan est doté d’un financement important. Comment comptez-vous utiliser ces ressources pour renforcer vos initiatives dans la sous-région ?
Ce prix arrive à un moment crucial pour ARED. Il va nous permettre de consolider notre organisation, de renforcer nos équipes et de nous doter d’outils technologiques plus performants. Nous voulons aussi structurer un réseau de personnes ressources agréées dans les pays afin de garantir la qualité et la durabilité de nos interventions.
Mais ce financement ouvre aussi la voie à une nouvelle dimension : celle de l’innovation numérique et linguistique. Nous voulons explorer le potentiel du numérique et de l’intelligence artificielle pour les langues africaines. Aujourd’hui, il n’existe pas encore de traduction automatique fluide entre des langues comme le bambara, le mandinka ou le poulaar et le français ou l’anglais.
ARED dispose d’un immense corpus linguistique, produit depuis plus de vingt ans dans des langues telles que le wolof, le sérère, le diola, le soninké ou le poulaar. Nous voulons mobiliser nos linguistes et enseignants pour créer des bases de données multilingues, qui permettront à l’IA d’apprendre ces langues et de les intégrer dans les outils numériques. Cela ouvrirait un nouveau champ d’accès au savoir, et ferait de la technologie un levier d’inclusion linguistique et éducative.
Vous défendez une approche qui valorise les langues nationales et l’implication communautaire. Pourquoi ces deux éléments sont-ils essentiels à la réussite de vos programmes ?
Parce que l’école doit redevenir celle de la communauté. Enseigner dans la langue maternelle permet à l’enfant d’apprendre plus vite, mais surtout de renforcer le lien entre l’école et la famille. Les langues nationales véhiculent nos valeurs, nos récits et nos savoirs. Elles donnent du sens à l’apprentissage.
Quand un enfant rentre à la maison et lit un conte en wolof ou en poulaar, ses parents, souvent non scolarisés, peuvent comprendre et participer. Cela crée un dialogue entre générations, et redonne à la communauté un rôle actif dans l’éducation. Nous voulons rompre avec cette situation où les parents confient leur enfant à l’école et se désengagent complètement. L’école ne doit pas être un monde à part, mais un prolongement de la communauté. L’usage des langues locales permet justement de retisser ce lien et de replacer les savoirs endogènes au cœur du processus éducatif.
Quelle est votre vision pour l’avenir de l’alphabétisation et de l’éducation inclusive en Afrique ?
Aujourd’hui, les évaluations nationales et internationales montrent des niveaux d’apprentissage encore faibles. Or, sans une base solide en lecture, écriture et calcul, aucun développement durable n’est possible. L’enseignement dans les langues nationales est, pour moi, le levier essentiel pour améliorer la qualité de l’éducation et renforcer le capital humain.
Mais il ne s’agit pas seulement de pédagogie : c’est aussi un enjeu social et culturel. En alphabétisant les adultes dans leur langue, on renforce leur rôle au sein de la famille et de la société. Cela crée un mouvement collectif où parents et enfants apprennent, communiquent et évoluent ensemble.
Cette approche contribue à réduire les inégalités territoriales, à rapprocher le milieu urbain du milieu rural, et à consolider les liens entre pays transfrontaliers partageant les mêmes langues. Le poulaar, le mandinka ou le soninké deviennent alors des passerelles de coopération éducative. Mon ambition est que cette dynamique s’étende à tout le continent. Une éducation inclusive, enracinée dans nos langues et ouverte sur le monde, capable de faire de l’Afrique un pôle d’innovation éducative mondiale.
Source : apanews.net
Last Updated on 09/10/2025 by Ousmane BALLO