Cédéao : les « peuples » veulent désormais être entendus

Ouestafnews– Ils sont nombreux les citoyens ouest-africains qui pendant longtemps ont critiqué la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Principale accusation contre l’organisation sous-régionale : n’être qu’un vulgaire « syndicat de chefs d’Etat ». À la faveur de la crise malienne et des sanctions imposées par l’organisation aux autorités de Bamako, un nouveau cap a été franchi et il sonne comme un vent de révolte. Ne se contentant plus de critiquer, les « peuples » manifestent, rappellent à l’ordre, posent des revendications, exigent des comptes et veulent être entendus. Le seront-ils ?

« En prenant ces sanctions contre le Mali, les chefs d’Etat de la Cédéao n’ont pas pensé au peuple malien ». Pour Mouhamed Alassane Djicko, membre de la Plateforme pour le développement et la paix au Mali, comme pour beaucoup d’autres Ouest-africains, la crise malienne a été la goutte de trop.

À l’appel des « sociétés civiles sénégalaises et maliennes », ils se sont retrouvés le 28 janvier 2022 à Dakar pour manifester leur ras-le-bol et exiger la levée des sanctions contre Bamako.

Le Mali est soumis à des sanctions décidées par les chefs d’Etat de la Cédéao depuis le 9 janvier 2022, suite au coup d’Etat du 18 août 2020. Les sanctions concernent notamment un blocus de ses frontières terrestres et aériennes, la suspension des échanges commerciaux avec les autres pays, le gel des opérations financières avec les institutions dédiées de la Cédéao. Depuis 2012, le pays est confronté à une crise sécuritaire préoccupante avec des attaques de groupes terroristes.

Le tollé général que les sanctions contre le Mali ont suscité auprès de l’opinion publique ouest-africaine soulève un problème de fond. Celui des missions et objectifs d’une institution qui, près d’un demi-siècle après sa création, semble tiraillée entre une réelle volonté d’intégration communautaire et l’impression, fondée ou pas, de ne travailler que pour l’intérêt des chefs d’Etat. Quant à la Cédéao des « peuples » que l’institution dit vouloir mettre en marche, elle reste un vœu pieux.

À titre d’exemple, lorsqu’Alpha Condé, président déchu de la Guinée a modifié la constitution de son pays en 2020 pour pouvoir briguer un 3è mandat, la Cédéao n’a rien fait. Le cas de Condé n’est pas unique. À la même année 2020, le président Alassane Ouattara s’est présenté candidat à un troisième mandat fortement contesté par l’opposition ivoirienne qui l’estime contraire à la constitution. La Cédéao n’y a vu aucun mal.

Plusieurs dizaines de personnes ont été tuées au cours des violences qui ont jalonné le projet de Condé. Impuissante, la Cédéao a laissé faire sous prétexte de n’avoir pas les moyens d’intervenir contre les régimes qui changent les constitutions pour prolonger leur vie au pouvoir.

Au Sénégal, quand Macky Sall introduit un système de parrainage qui avait exclu 82 candidatures potentielles à l’élection présidentielle de 2019, la Cédéao était absente. Condamné par la Cour de justice sous-régionale pour violation du « droit libre de participation aux élections », le Sénégal refuse de se conformer aux décisions de celle-ci.

Pourtant l’article 16 alinéa 2 du Traité instituant la Cédéao stipule que « les arrêtés de la Cour de justice ont force obligatoire à l’égard des Etats membres, des institutions communautaires et des personnes physiques et morales ».

Réponses à géométrie variable

Pour Mouhamed Maïga, étudiant nigérien à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), la Cédéao est en « déphasage » avec les réalités des peuples ouest-africains. Et les chefs d’Etat sont eux-mêmes « déconnectés des aspirations de leurs peuples ».

« Nous revendiquons effectivement et depuis longtemps la concrétisation d’une vraie Cédéao des peuples à la place du conglomérat des présidents », s’insurge Mohamed Dicko, président du mouvement Plateforme de la jeunesse malienne au Sénégal. Pour que la Cédéao réponde aux aspirations populaires, il lui faut se réconcilier « avec ses objectifs originels », plaide le jeune activiste malien.

« La Cédéao a réussi à mettre au pas l’ancien président gambien Yahya Jammeh mais est restée faible face aux troisièmes mandats de Alpha Condé et d’Alassane Ouattara. Cette posture érode sa légitimité et la discrédite aux yeux de l’opinion », prévient Alioune Tine, président du Think-Tank Afrikajom Center, interrogé au téléphone par Ouestaf News. Ce précurseur africain de la défense des droits humains dénonce une impuissance à « géométrie variable » qui ne rend pas service à la Cédéao.

Signe du rejet dont elle est victime, la Cédéao a dû assister à des manifestations populaires et des scènes de joie à l’arrivée de militaires au pouvoir au Mali, en Guinée et au Burkina Faso. Ces putschs quasiment plébiscités ont révélé, selon des observateurs, la déconnexion entre les décisions de l’instance sous-régionale et les aspirations des masses populaires.

Un traité ambitieux mais…

Selon son traité fondateur, la Cédéao vise à « élever le niveau de vie de ses peuples » à travers « la mobilisation des différentes couches de la population, de leur intégration et de leur participation effective » au processus d’intégration. Cette volonté va conduire au refrain « d’une Cédéao des Etats à une Cédéao des peuples » a chanté de réunion en sommet, mais sans réel contenu.

Cette évolution souhaitée de l’institution communautaire exige des préalables. Selon le Pr. Daouda Traoré, enseignant en sciences juridiques et politiques à l’université de Bamako, il est impératif que la Cédéao apprenne à « écouter les populations des pays membres et cesser de donner l’impression d’être un instrument livré au bon vouloir des chefs d’Etat. »

« Si la Cédéao est si critiquée à juste titre, c’est qu’elle agit comme un médecin après la mort, soit par impuissance, soit par complicité passive à l’égard de ceux qui bafouent les règles démocratiques », renchérit Ibrahima Songho, président de l’Observatoire des élections et de la bonne gouvernance au Mali, contacté par Ouestaf News.

Selon Senakpo Koffi, huissier stagiaire joint à Lomé par Ouestaf News, « les textes instituant des mécanismes d’implication des citoyens dans la gouvernance et la redevabilité existent pourtant. Ce sont les dirigeants des Etats eux-mêmes qui empêchent leur mise en œuvre effective. »

De l’avis de certains analystes, les crises de représentation démocratique dans l’espace communautaire ; la résurgence de coups d’Etat ; la violence terroriste et l’urgence de reconnecter les populations aux idéaux du Traité fondateur, appellent des changements profonds dans le fonctionnement de la Cédéao.

En dépit de toutes ces critiques, la Cédéao a accompli des progrès significatifs depuis ses origines. Ses efforts dans l’intégration des peuples restent des acquis de taille. En particulier la libre circulation des personnes et des biens malgré des abus signalés fréquemment aux postes-frontières internes à la communauté.

Selon l’Indice de l’intégration régionale en Afrique de l’Union africaine (UA) et la Banque africaine de développement (Bad), la Cédéao a réalisé en 2019 des performances notables en termes de circulation des personnes. Cela témoigne « d’une vision et de son accomplissement qui s’illustrent par les politiques d’ouverture des membres en matière de visa ». Reste à faire accepter ce verdict positif aux citoyens. Sur ce point, il y a encore du chemin à faire.

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Source : ouestaf.com