Rokia Traoré : « Ma carrière est prise en otage »

La star malienne revient, dans cet entretien, sur ses ennuis avec la justice belge et dénonce l’injustice qu’elle subit dans cette affaire. Elle évoque aussi ses projets et livre son analyse sur les besoins d’organisation du secteur de la culture dans notre pays

L’Essor : Comment évolue le dossier judiciaire qui vous a valu des ennuis en France en mai dernier ?
Rokia Traoré :
La procédure au niveau de la justice malienne suit son cours comme il se doit et la vie continue. Il est important de noter qu’il m’a été ordonné par la justice belge de retirer ma fille de son école qu’elle fréquentait au Mali depuis deux années scolaires auparavant, la séparer de tout son environnement habituel, acheter les billets d’avion pour voyager de Bamako à Bruxelles et aller la livrer sur le territoire belge.

Je suis et mes enfants sont de nationalité malienne et nous vivons au Mali, les enfants fréquentent des écoles au Mali. Il m’a été injustement ordonné de livrer ma fille à un père qui dit clairement ne pas avoir les moyens de l’élever. Mais la justice belge a trouvé solution à cela aussi. Dans leur décision, je dois payer une pension alimentaire au père ainsi que des frais pour l’école et tous les autres besoins de l’enfant. De la même façon que j’aurais respecté n’importe quel système de justice, j’ai respecté la justice belge. J’ai constitué un avocat en Belgique en trois jours après avoir reçu par email une citation à comparaître un 1er mai (jour férié) pour une audience au tribunal de Bruxelles le 6 mai.

Bien évidemment, puisque je n’habite pas en Belgique ni ailleurs en Europe, il était impossible de me délivrer la citation à comparaître de la justice belge sur le territoire malien dans les règles juridiques connues. À un moment, j’ai compris que mon crime fut d’avoir décidé de vivre au Mali, en Afrique avec mes enfants. Je suis coupable d’être une Africaine qui a cru en l’égalité des droits entre Noirs et Blancs, hommes et femmes.

Par ailleurs, j’entends souvent dire que j’aurais causé des ennuis diplomatiques à mon pays, le Mali, en rentrant à Bamako en mai 2020 pendant que j’étais en attente d’être extradée en Belgique pour cinq ans de prison en laissant ma fille qui aurait simplement été récupérée par son père et perturbée à vie si moi, la mère qui a sa garde, je me retrouvais en prison pour purger une peine de 5 ans.

Selon quelle règle diplomatique le Mali serait donc en faute d’avoir autorisé l’atterrissage d’un avion transportant une Malienne rapatriée pendant la crise de la Covid-19 au Mali où elle réside ? Pourtant, mon avion a tout à fait décollé de France avec une autorisation de décollage de ce pays. Je n’ai pas utilisé de faux documents, je n’ai tué ni agressé personne pour prendre l’avion et décoller de France où j’avais été arrêtée et emprisonnée malgré mon immunité diplomatique qui n’a jamais été officiellement levée, donc, a priori, a bien été méprisée.

Le Mali devait refuser l’atterrissage de mon avion alors que la France avait donné l’autorisation de décollage de son territoire à cet avion ? Pour quelles raisons ? Parce que j’ai tué quelqu’un ? Aurais-je été impliquée dans un trafic de drogue ? J’aurais détourné des fonds ? Pourquoi aurait-il fallu continuer à me maltraiter pour un dossier de plainte mensonger d’un citoyen belge en Belgique alors que je vis au Mali et suis citoyenne malienne ?

Jamais aucune des décisions de la justice belge ayant mené à l’émission du mandat d’arrêt européen ne m’a été signifiée, car je n’habite pas en Belgique et il n’y a jamais eu de procédure d’exequatur de ces décisions auprès de la justice malienne. Il est une chance, une bénédiction pour le père de ma fille d’être européen et que l’Europe entière le soutienne pour persécuter une femme, une mère.

Il n’a besoin ni de me battre, ni de me tuer dans sa violente et malveillante attitude, le système de justice de son pays s’en charge pour lui. Le moins que le Mali pouvait faire pour moi, sans prendre aucun risque diplomatique était certainement d’accepter qu’atterrisse mon avion en territoire malien, du moment qu’il avait légalement obtenu une autorisation de décollage en France et que j’étais bien sortie du territoire français avec mes documents d’identité sans aucune malversation.

L’Essor : Ce dossier judiciaire n’a-t-il pas un impact négatif sur votre carrière et sur vos projets ?

Rokia Traoré : Mes enfants ont été profondément perturbés, j’ai été dénigrée, maltraitée, emprisonnée, ma carrière prise en otage en me faisant perdre des contrats de travail, sur la base d’une fausse accusation d’enlèvement d’enfant dont l’inexactitude a été démontrée en fournissant des attestations et certificats. Ce dossier a un impact sur ma vie parce qu’il m’a révélé beaucoup de choses négatives que je n’imaginais plus possibles de nos jours dans les relations entre l’Europe et l’Afrique… Mais, comme nous disons chez nous les bamanan « en nommant toutes les parties de son corps, on en arrive à s’insulter soi-même ».…

De plus, je n’aime pas m’attarder sur les énergies négatives et destructrices. Je ne veux pas que mes enfants subissent mes souffrances si je ne parvenais pas à les contenir. J’avance, c’est ainsi que j’ai été éduquée. Toujours avancer tant que nous sommes encore en ce monde et en bonne santé, en étant certain de son honnêteté, de sa droiture.

L’Essor : à propos de vos projets, vous aviez entrepris la création et la mise en scène d’une série de spectacles depuis 2018. Où en êtes-vous ?

Rokia Traoré : La crise de la Covid-19 bouleverse le secteur culturel. L’une des conséquences en Europe est la fermeture des sites où le public s’assemblait pour visiter des œuvres, voir des spectacles, regarder des films… En principe, j’achève la création des spectacles prévus. Ils seront joués à la reprise, après la crise, ou certains online (sur Internet et chaînes de télévision), ou en live en Europe sans moi en raison du mandat d’arrêt européen de la Belgique pour enlèvement d’enfant.

Mais, je me déplacerai aux États-Unis et ailleurs dans le monde pour d’autres projets en cours lorsque j’aurai le temps. La finalisation du site et des projets de la Fondation Passerelle ainsi que le soutien de mes enfants après la période de perturbation que nous avons subie sont mes priorités pour le moment. D’une certaine façon, la crise de la Covid-19 m’immobilisant est une bonne chose qui me permet de prendre le temps pour gérer des priorités…

L’Essor : Vous avez annoncé la réouverture bientôt de l’Espace Passerelle à la condition que la situation sanitaire et sécuritaire le permette. Est-ce à dire que vous continuez à travailler sur de nouvelles créations ou de nouveaux spectacles ?

Rokia Traoré : Nous allons rouvrir la Fondation Passerelle à la fin de nos travaux. En attendant dans le théâtre Blues Faso continuent les activités en musique pour uniquement notre clientèle constituée d’avertis, d’amateurs de bonne musique dans des bonnes conditions acoustiques et visuelles.

L’Essor : Récemment, vous avez expliqué sur les réseaux sociaux que les artistes n’étaient pas tous obligés d’adhérer à une seule association et que les pouvoirs publics doivent agir en fonction de l’intérêt général du monde des arts et de la culture et non pour un groupe. Que vouliez-vous dire par là ?

Rokia Traoré : Je voulais dire par là que le ministère de la Culture doit organiser le cadre général au Mali pour l’épanouissement du secteur culturel et artistique ainsi que la préservation et le développement du patrimoine malien liés à ces domaines. L’autorité compétente, pour aider les artistes et les artisans à s’organiser et travailler de manière satisfaisante, devrait être le ministère de la Culture et non des associations, surtout lorsque ces associations et organisations sont celles de producteurs employeurs des artistes. Il y a forcément un conflit d’intérêt.

Ce ne sont pas les producteurs qui vont demander à l’État malien d’instaurer, pour le bien des artistes, des règles qui vont les amener à payer des taxes et des charges sociales, des cachets minimaux, un tas d’autres mesures qui ne pourront que compliquer leurs entreprises, réduire leurs bénéfices.

Au Mali, à ce jour, il n’y a pas d’association de défense des droits des artistes qui soit représentative de l’ensemble complexe des artistes maliens. Du coup, il y a beaucoup de frustrations et de sentiment d’injustice émanant d’un très grand nombre d’artistes quant aux relations des associations et groupements avec le ministère de la Culture.

Il appartient à l’État de vérifier les conditions de réalisation des spectacles, de s’informer sur les moyens de création et de diffusion qu’ont les artistes dans les différentes disciplines, de s’instruire des normes en faisant mener des études/expertises par des spécialistes indépendants de toutes associations ou opérateurs qui pourraient ne présenter qu’un aspect de la situation allant dans le sens de leurs propres intérêts.

Il est important que des associations existent pour s’assurer de l’application des règles qui protègent, soutiennent, aident à faire avancer les artistes. Il est important que des associations existent pour réclamer l’amélioration des failles dans les conditions établies par l’État. Mais, ce qui transparait de la situation actuelle dans le secteur culturel au Mali est que quelques associations, menées par des producteurs et autres opérateurs culturels et non par des artistes, nous donnent l’impression que l’État attend d’elles qu’elles lui expliquent comment organiser le secteur culturel et artistique au Mali.

Cette situation est très dangereuse. Dans un pays comme le nôtre, avec tout ce que ces principes représentent dans notre histoire et notre évolution, il ne peut être que difficilement satisfaisant de laisser mener les arts et la culture par des producteurs qui ont leurs ambitions personnelles à but fortement pécuniaire.

Il faut faire la distinction de nos jours au Mali. Qui mène une carrière et gagne sa vie en réalisant et vendant des œuvres artistiques ? Ce sont les artistes. Qui mène une carrière et gagne sa vie en faisant débloquer des subventions et autres financements sur la base des travaux d’autres artistes ? Ce sont les entrepreneurs et opérateurs culturels.

Avant que nous puissions être éventuellement protégés par des associations et organisations qui agissent chacune selon ses propres règles et méthodes, nous serions plus rassurés d’avoir l’impression que l’État malien nous prend en compte et s’occupe de la structuration de notre secteur en veillant à s’informer réellement auprès des producteurs et opérateurs culturels et selon leurs points de vue certes, mais également auprès des artistes eux-mêmes parmi lesquels beaucoup savent lire et écrire dorénavant.

Youssouf Doumbia

Source: L’Essor