Aguibou Bouaré : «La refondation doit se faire sur la base d’un nouveau contrat social»

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Les incompréhensions qui ont suivi la récente libération de plus de 200 présumés terroristes contre celle de Soumaïla Cissé et de certains Européens, les tâches prioritaires sur lesquelles devra travailler la Transition sont les grands sujets abordés dans cette interview par le président de la Commission nationale des droits de l’Homme

L’Essor : Après les moments d’allégresse, une polémique est née suite à la libération de Soumaïla Cissé et de trois Occidentaux en échange de celle de plus de 200 présumés terroristes. Quels commentaires faites-vous sur ces événements ?
Aguibou Bouaré :
Comme j’ai coutume de le dire, cette libération m’impose un oxymore «joie-triste». Au fait, cette transaction sur fond d’échange d’otages donne lieu à l’expression de deux sentiments contradictoires. Un premier sentiment de joie, de réjouissance au plan humain du fait de la liberté retrouvée par l’honorable Soumaïla Cissé et les trois autres otages. Ces personnes ont été victimes d’enlèvement, de disparition forcée, de séquestration, de tortures (psychologiques)… bref elles ont subi des violations graves de leurs droits fondamentaux. L’on ne peut que se réjouir de la fin de leur calvaire, tout en continuant de réclamer la libération de tous les autres otages aux mains des ravisseurs.

En revanche, je ne peux que condamner l’impunité dont ont bénéficié autant de personnes suspectées de terrorisme et de crimes contre l’humanité. Cette impunité porte gravement atteinte aux droits des victimes et de leurs parents notamment le droit à la justice,  à une réparation légitime des préjudices importants que ceux-ci ont subis. Cette injustice, j’allais dire cette justice  à deux vitesses,  attriste tout défenseur des droits de l’Homme.

J’estime d’une part que c’est réjouissant de voir notre compatriote libéré ainsi que les autres otages, en revanche je déplore et condamne la mise en liberté des potentiels terroristes, des potentiels criminels surtout par rapport à leur nombre important. Cela ne fera que compliquer davantage, sur le terrain, la tâche à nos forces armées et de sécurité,  aux forces alliées ainsi qu’aux populations civiles qui ont déjà payé le lourd tribut dans cette guerre asymétrique.  Il revient donc à l’État, débiteur principal en matière de protection des droits humains, de prendre toutes les dispositions utiles afin de protéger les personnes et leurs biens sur l’étendue du territoire national.

L’Essor : En moins de dix ans, l’Armée a fait irruption sur la scène politique à deux reprises. Visiblement, il y a un problème dans la démocratie malienne.
Aguibou Bouaré :
Effectivement il y a un problème de fond, parce qu’en fait nous avons voulu transposer la démocratie à l’Occidentale chez nous sans effort d’adaptation à nos réalités sociopolitiques et économiques y compris au regard du niveau élevé d’analphabétisme de nos populations électrices. L’on devrait  nécessairement s’attendre  à ce genre de difficultés face auxquelles nous avons joué, du reste, à la politique de l’autruche. Au lieu d’y faire face véritablement, y trouver des réponses adéquates, nous avons souvent botté en touche, en remettant toujours au lendemain ce qui était indispensable à faire à date,  pour des raisons d’agendas cachés.

Depuis plus de deux décennies, nous sommes en train de balbutier, de tituber, d’aller d’alchimie en alchimie, d’approximation en amateurisme, dans ce processus démocratique, aboutissant malheureusement au même échec, toutes choses égales par ailleurs. Il est évident que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le constat quasi-général à retenir est l’échec de la classe politique. La classe politique a échoué et la société civile dans son écrasante majorité aussi n’a pas joué son rôle de garde-fou, conduisant à la faillite de l’état, à bien des égards.

À mesure que les frustrations se cumulent, le Mercure monte jusqu’à l’implosion. Les institutions dysfonctionnent, privant  les populations des voies de recours légitimes, de la patience d’attendre les lendemains meilleurs, par la voie des urnes. Face à un tel imbroglio sociopolitique sans fin, malheureusement l’armée a toujours cru devoir jouer à l’arbitre comme c’est  le cas, en général, en Afrique,  répondant parfois à un appel du pied d’une partie de la population. C’est ce qui explique, de mon point de vue, cette série de coups d’état, conséquence d’un mal-être prolongé des populations, d’un déficit criard de gouvernance vertueuse, de démocratie.

Je pense que c’est plutôt un vernis démocratique qui existe sous nos tropiques, les institutions ne jouent pas souvent leur rôle,  faute de volonté ou de courage des hommes qui les animent. En réalité, tous les pouvoirs se trouvent souvent concentrés entre les mains d’une seule institution qui est le président de la République. Les autres institutions ne jouent pas leur rôle de contre-pouvoir, servent de faire valoir, toutes choses entraînant généralement des dérives dans la gouvernance.

Or, face au nombre et à la persistance des dérives, il arrive un moment où le cocktail molotov explose inévitablement. Les événements regrettables du 18 août ont été un réveil brutal en ce sens. J’ose croire que nous allons mettre à profit cette crise institutionnelle pour mettre les garde-fous nécessaires ; tout mettre en œuvre afin d’éviter,  à notre pays, la continuité du cycle des coups d’état source d’incertitude exposant le pays à des sanctions douloureuses.

 L’Essor : Quelle appréciation faites-vous sur le démarrage de la Transition avec l’entrée en fonction des premiers responsables ? Quelles doivent être les missions essentielles de cette Transition ?
Aguibou Bouaré :
Le président de la Transition et le Premier ministre sont des personnalités crédibles aux yeux d’une  bonne partie de la population, d’après différents sondages et témoignages,  toutes choses de nature à rassurer, en termes d’atouts. Le vice-président,  à son tour, jouit d’une réputation de militaire valeureux présumé capable d’amorcer les réformes nécessaires au sein de l’armée. Aussi, peut-on recenser au sein du gouvernement, d’autres personnalités crédibles ayant fait leurs preuves dans un passé relativement récent dans ce pays, même s’il est évident que le maçon ne devrait être jugé qu’au pied du mur.

Au regard de ces premiers indices, l’espoir  est permis, l’optimisme aidant, en attendant le déroulé et la mise en oeuvre du programme gouvernemental, en phase avec la feuille de route de la concertation  nationale passée ainsi  que les résolutions et recommandations pertinentes du Dialogue national inclusif (DNI) précédent. De mon point de vue, les urgences ont été identifiées, débattues avant même la Transition, lors du DNI. Ensuite, la feuille de route qui a été discutée lors des journées de concertation nationale, a fait le point des préoccupations légitimes des populations.

Il s’agit tout d’abord de combattre l’insécurité, c’est-à-dire renforcer les moyens de nos forces de défense et de sécurité ; assurer leur redéploiement sur toute l’étendue du territoire national,  afin qu’elles s’acquittent de leur devoir de protection des personnes et de leurs biens,  de sécurisation du territoire. Cela implique que le Mali doit recouvrer son intégrité territoriale et retrouver, par conséquent, toutes ses régions à travers une application intelligente de l’Accord pour la paix issu du processus d’Alger dont certaines clauses sont à réviser et/ou à adapter.

La lutte contre le terrorisme doit être accentuée, dans le respect des droits humains, avec le concours des forces partenaires que je salue au passage. La protection des droits de l’Homme doit être au cœur des préoccupations de la Transition.

L’autre urgence est relative au chantier des grandes réformes structurelles aux plans institutionnel, juridique et administratif. Il est impératif de faire un toilettage de nos textes, afin  de corriger leurs insuffisances source de dysfonctionnements tous azimuts. à cet effet, les équipes d’experts doivent  être rapidement mises en place pour ne pas perdre du temps.

De plus, la Transition devrait s’attaquer au front social, pour ne pas dire à la fronde sociale parce qu’avec l’émiettement syndical, la prolifération syndicale le Mali assiste, depuis un certain moment malheureusement, à l’éclosion de plusieurs organisations syndicales dont certaines respectent,  à peine, la réglementation et les normes en la matière. La tenue du Forum social est plus qu’urgente, dans le cadre des négociations de la trêve sociale évoquée dans la feuille de route de la Transition.

Cette activité devrait regrouper les principaux acteurs du monde syndical à l’effet de débattre des revendications catégorielles posées, et parvenir à une harmonisation consacrant plus de justice et d’équité sociales, ne serait-ce qu’au sujet de la problématique des rémunérations. À défaut, il est à redouter un cycle infernal de revendications salariales corporatistes faisant toujours effet boule de neige ; un syndicat revendique et obtient quelque chose, d’autres s’engouffrent dans la brèche, l’on sortira difficilement d’un tel engrenage risquant de distraire et perturber l’agenda de la Transition.

Il est temps vraiment de tenir ce Forum social afin que toutes les couches laborieuses, à tout le moins, les travailleurs du secteur public, soient traités sur un pied d’égalité à conditions de parchemin égales, en termes de justice sociale, en termes de rémunération de base. Dans la même veine, le processus électoral est à passer au peigne fin, afin d’éviter des élections bâclées, mal organisées source de crises postélectorales souvent violentes.

Je pense que ce sont là les principales réformes, sans oublier la sempiternelle question de la révision de la Constitution laquelle a montré ses limites, d’un constat quasi-unanime. Il vous souviendra qu’il y a eu au moins trois tentatives de révision, de notre Loi fondamentale, toutes restées vaines. C’est l’occasion opportune de mener cette révision constitutionnelle en vue de prendre en charge les nouvelles évolutions tant de notre société que du monde en matière de vie institutionnelle, d’adaptation de notre processus démocratique à nos réalités.

La lutte contre la mauvaise gouvernance et la réforme de la justice ne constituent pas moins des priorités. Ce combat devrait être mené dans le respect des droits fondamentaux consacrant la présomption d’innocence, interdisant la délation, les dénonciations calomnieuses, la violation de domicile… Les réformes doivent mettre un accent particulier sur la prévention à travers la correction des lacunes et autres insuffisances de certains textes, l’adoption de nouvelles règles appropriées à même de mieux contrôler la collecte et la dépense des fonds publics.

L’école et la santé font naturellement partie des priorités de l’heure. La Transition doit s’atteler à prendre des textes tendant à restituer tant à l’école publique qu’aux centres de santé publique leurs lettres de noblesse.

Dans le même cadre, une réglementation rigoureuse doit être adoptée pour régir les écoles privées et les centres de santé privés pour le grand bonheur des populations et pour une jouissance effective des droits à l’éducation et à la santé.

L’Essor : Il faut donc aller à une 4è République comme le réclament beaucoup de Maliens ?
Aguibou Bouaré :
Tout à fait ! Je pense que nous devons avoir le courage de franchir le pas, sinon on sera toujours dans l’à peu près. Il ne sert à rien de faire le dur ou le forcing en voulant garder la 3è République à tout prix. Déjà, après plus d’un quart de siècle d’exercice démocratique, au vu d’un certain nombre de constats regrettables et d’insuffisances notables dans la marche des Institutions, nous devons tirer les enseignements, franchir le pas et aller tout simplement à la 4è République.

Cette République bénéficiera des réformes majeures enclenchées  par la Transition pour le décollage économique de notre pays, ou du moins pour nous sortir de l’impasse, de la passe difficile que nous traversons.  J’en profite pour lancer un appel à l’unité, à la paix, à la cohésion sociale afin d’amorcer le développement socio-économique de notre pays, seul défi qui vaille en ce moment.

L’Essor : à la suite des événements du 18 août dernier, la refondation du Mali a été souhaitée par de nombreux compatriotes. Quelle est, selon vous, la voie à suivre pour y parvenir ?
Aguibou Bouaré :
La refondation,  à mon sens, consiste à trouver les solutions durables aux difficultés majeures et récurrentes que notre pays, notre État rencontrent aujourd’hui. C’est dire que nous traversons, depuis une décennie, une crise multidimensionnelle conséquence d’un certain nombre de dysfonctionnements institutionnels, de comportements déviants, de dérives dans la gouvernance, de défis sécuritaires,  de violations des droits humains…

Il s’agit d’en prendre conscience et franchir le pas pour mettre en place les grandes réformes, pas des réformettes encore moins des mesurettes ; entreprendre de véritables réformes qui puissent nous permettre d’avoir un nouveau Mali, un Mali de justice, un Mali d’équité, un Mali de transparence dans la gestion des affaires publiques, un Mali de nos rêves comme qui dirait. Surtout un Mali de bonne gouvernance où le mérite sera reconnu et récompensé.

C’est tout cela qui manquait à notre pays à un certain moment,  l’on assistait souvent à une sorte de promotion de la médiocrité, du larbinisme, du népotisme, du trafic d’influence… Ces pratiques sont de nature à décourager les citoyens méritants.

En définitive, la refondation doit se faire sur de nouvelles bases, un nouveau contrat social aux antipodes de tous les maux décriés dans notre pays depuis l’arrivée du mouvement dit démocratique, sans jeter le bébé avec l’eau du bain.

Les avancées et les acquis du passé ne sauraient être occultés. Dieu préserve notre patrie !

Propos recueillis par 

Massa SIDIBÉ

Source: L’Essor 

Last Updated on 20/10/2020 by Ousmane BALLO